école Vocation Graphique – ESAN

Série d’illustrations d’après l’article le réenchantement par les mots d’Alain Faure (Le Monde), relatant les événements de 2010 en Tunisie qui s’inscrivent dans le printemps arabe.

Le printemps arabe 01 – illustration- Frank Abbasse-Chevalier – Graphiste multimédia

Le réenchantement tunisien par les mots


Le printemps arabe 02 – illustration- Frank Abbasse-Chevalier – Graphiste multimédia

Quels enseignements politiques tirer du moment tunisien dont nous sommes les spectateurs ébahis ?
Au fil des témoignages, on découvre que ce ravissement doit être mis en relation avec un effet de langage. Ce sont les mots de liberté, de fierté, d’identité et de foi dans l’avenir qui transcendent les Tunisiens et qui éclairent notre perception de l’événement. La fuite du président tunisien, consécutive à une révolte sociale, s’est transformée en émancipation narrative : la soudaine possibilité de formuler simplement et sans censure des convictions positives à la fois sur le sens de l’existence et sur le vivre ensemble.


Le printemps arabe 03 – illustration- Frank Abbasse-Chevalier – Graphiste multimédia

A bien des égards, le phénomène rappelle le frémissement planétaire déclenché lors de la dernière élection présidentielle aux Etats-Unis, cette sensation inédite que le champ des possibles pouvait être immense dès lors que la politique était portée par des mots qui faisaient sens. A l’époque, Obama avait su trouver un style qui permettait, dans son pays mais aussi à l’échelon international, d’établir un lien symbolique direct entre l’action politique et une conception universelle de la fraternité et de la justice.
Toute la magie du moment tunisien est contenue dans la même combinatoire réussie au profit d’un certain idéal démocratique. Curieusement, les témoignages s’attardent peu sur les dérives et les délits du régime (pourtant considérables), comme si, au temps de l’indignation lié à la répression, devait succéder immédiatement celui des responsabilités collectives de la liberté retrouvée. Tendez l’oreille sur les déclarations émues et solennelles détaillant, avec délice et tellement de vigueur, l’adhésion aux valeurs républicaines, aux mondes de la culture et des savoirs, à l’égalité hommes-femmes, à la laïcité de l’Etat, au respect des traditions cultuelles aussi.


Le printemps arabe 04 – illustration- Frank Abbasse-Chevalier – Graphiste multimédia

En termes de science politique, on peut faire l’hypothèse que le réenchantement opère parce que cet événement présente une conjonction rare : l’articulation de trois niveaux d’adhésion à la politique que l’on peut aisément repérer dans les témoignages des protagonistes.
Il y a d’abord le registre des traumatismes historiques qui font la grandeur d’une nation. La Tunisie est tout entière décrite à partir de ses actes fondateurs et donc des blessures, des déchirures et des victoires qui forgent son identité méditerranéenne, africaine et post coloniale. Le sentiment national est puissamment situé et contextualisé. Les discours préfèrent par exemple puiser dans le lexique réformiste de la transition plutôt que dans celui plus radical des idéaux révolutionnaires. Tout se passe comme si l’évocation des traumatismes tunisiens avait une fonction thérapeutique : éclairer les conditions de remise en conformité du système politique aux valeurs du « pays réel ».
A ces témoignages sur l’épaisseur sociale du temps long se superpose le registre des promesses de la politique. On perçoit dans les interviews une forme spécifique d’énonciation de la confiance qui relie les individus aux élus. Les arènes classiques de la démocratie représentative semblent clairement légitimées sur le triple socle de la séparation des pouvoirs, des élections libres et du syndicalisme. La clémence des jugements sur la personnalité du premier ministre et de son gouvernement constitue à cet égard une singularité signifiante : la Tunisie a des élites qu’elle ne renie pas, elle en forme même beaucoup plus que ses voisins. La promesse du politique, c’est l’espoir que les élus (locaux et nationaux) et les hauts fonctionnaires élaborent les « accommodements raisonnables » d’un nouveau pacte social avec les habitants et les syndicats.
Le troisième registre concerne les croyances sur le service public. Là aussi, il ressort des discours que les Tunisiens conçoivent le rôle des administrations sur un mode pragmatique qui tient à distance les doctrines de l’Etat providence comme celles du libéralisme triomphant. Les commentaires dessinent les contours d’une nation indépendante et accueillante, la coloration nationaliste se doublant toujours d’une touche volontariste sur les thématiques du tourisme et des coopérations internationales. Ce positionnement identitaire d’ouverture reflète un ensemble de croyances sur les sacrifices que la société est prête à accepter collectivement pour stimuler le développement économique.
Au total, le moment tunisien semble tout entier construit et porté par un récit politique qui combine avec simplicité ces trois niveaux que sont les traumatismes fondateurs du territoire, les promesses de la politique et les croyances sur le service public. Le résultat ? La fulgurance des mots justes, quand leur expression publique et politique entre soudainement en phase avec des questionnements existentiels. Il s’agit assurément d’un enseignement précieux pour tous ceux qui cherchent à comprendre les énigmes du réenchantement par la politique.

Alain Faure, directeur de recherche en science politique au CNRS à l’Université de Grenoble